T.G.V.

À peine avaient-ils eu le temps de s'installer à bord que la fossoyeuse s'adonna à ses deux dépendances coutumières : le tabac et le rhythm'n'blues. Lançant un classique de blues rock qu'elle s'était procurée au marché noir, elle s'alluma une cigarette en prenant soin de déployer, la seconde suivante, le cendrier du véhicule qui se voyait déjà atrocement plein. Pour en revenir à sa plaisanterie malsaine, elle laissa son paquet à portée de main d'Andriyin, juste pour voir à quel point il était tenace. Allait-il céder à la tentation potentiellement répréhensible de s'en griller une ? Dwain le saurait bien assez tôt.
Aller de la zone externe sud à la zone externe nord pour récupérer une unique pierre tombale était une activité dont se serait volontiers passée Dwain. Aussi était-elle déraisonnablement enjouée d'avoir, pour une fois, un peu de compagnie. Elle n'en laissait malgré tout rien transparaitre et semblait toujours aussi impassible derrière son masque de je-m'en-foutisme extrême.

Faisant un détour par le coin des entrepôts pour y prendre son encombrant colis, elle laissa une dizaine de minutes son compagnon attendre dans la vieille Voldo noire. Avant de sortir de cette dernière, elle prit soin d'augmenter le volume du micro-disque qui tournait dans le lecteur du véhicule, ainsi son passager n'aurait pas l'opportunité désagréable de s'ennuyer comme un rat mort. La conception antédiluvienne du corbillard n'aurait pas pu laisser supposer la présence d'une telle innovation technologique en son sein. Follement nostalgique face au souvenir de son ancien patron, elle avait gardé sa vieille guimbarde surannée dans le même état qu'il la lui avait laissée... Exception faite, bien sûr, de ce lecteur de micro-disques. La petite croqueuse de cadavre aimait bien trop la musique qu'elle achetait une misère dans les bas-fonds pour se contenter d'écouter la vieille radio pourrave et ses liturgies emphatiques glorifiant le Maire ainsi que son gouvernement de pantins !

Une fois son lourd caillou chargé à l'arrière du véhicule, la prolétaire dégênerescienne fit signe au technologue de la suivre. Marchant quelques centaines de mètres, les deux jeunes gens eurent une vue dégagée sur le 'meilleur' bar de cette partie de la ville, le mal-nommé : "Troquet de la Gorge Vitriolée", ou T.G.V. pour les intimes assez sobres pour remarquer sa proximité avec la gare.
Toutes les consommations y étaient pratiquement imbuvables, rien d'étonnant aux vues de la détresse pécuniaire accablant cette zone désolée de la cité. Par d'étranges procédés de distillation sur lesquels Dwain n'osait lever le voile, le whisky du patron était plus vert que ses diabolos menthe. Et c'est à peine si les serveurs n'était pas plus froids que les glaçons passablement transparent qui trônaient nonchalamment au fond des verres toujours vides des piliers de comptoir à la mine apathique.
Malgré tout, la fossoyeuse aimait se rendre dans cet endroit repoussant, ne serait-ce que parce que les tarifs pratiqués dans l'établissement lui était abordable. Mais aussi, c'était un des seuls bistrots à passer de la musique non-dêgénerescienne : Ce n'était pas légal, mais peu de patrouilles venaient se perdre dans une fosse à purin tel quel la zone externe nord.
D'un pas assuré, Dwain franchit la porte du bâtiment et s'adressa directement au tenancier. Sa voix, toujours aussi impersonnelle et distante, retentit avec difficulté dans le brouhaha ambiant :

"Tu nous mets deux choppes du machin qui ressemble le plus à de la bière, c'est monsieur qui invite !"

Dit-elle en pointant son comparse du doigt. Après cela elle s'installa au fond, devant une planche disposée sur un parpaing bancal, le tout faisant office de table. Se rallumant une clope, elle attendit qu'on leur apporte leur commande.