Tous les chemins ne mènent pas à Rome...

Andriyin soupira et machinalement chercha dans sa poche son paquet de cigarette pour s'en griller une. Et pour la vingtième fois depuis le début de l'après midi, il retira sa main en râlant contre le faible nombre de cigarette contenu dans chaque paquet. Le sien était vide depuis longtemps. Il fallait dire également que la dernière fois qu'il s'était perdu, il avait passé un très mauvais moment. Et là, il avait envie de retrouver son chemin avant le couvre feu. On était certesen plein millieu de l'après midi mais il craignait le pire. Une seule rencontre après le couvre feu avec la maréchale lui suffisait.

Soudain, il eut une impression de déjà-vu en marchant dans la rue. Bien, il pourrait peut-être se reconnaitre. A moins que ce ne fut qu'une impression de déjà vu. Il fallait dire que tous les quartiers se ressemblaient dans ce coin de la ville. Mais au fur et à mesure qu'il avançait, il avait de plus en plus l'impression de se trouver dans un coin connu. Mais où ? Bon sang de bonsoir ?

Quand tout à coup, il vit des grilles. Le délégué des technologues stoppa net. Le cimetière. Voilà pourquoi il avait reconnu l'endroit. Andriyin se demanda un instant quoi faire. Repartir directement ou aller faire un détour voir la tombe de feu Kristiansen Rickleoff ? Un des enseignements du Maire lui revint en mémoire : on doit toujours honorer ses ancêtres et rester vivre près d'eux et de leur souvenir. Cette pensée le décida. Il irait le voir.

Andriyin poussa donc la grille du cimetière et alla donc en direction de la tombe de son grand-père.

Si on devait utiliser un seul mot pour qualifier le début de la journée que Dwain venait de passer, "harassante" se poserait certainement en candidat sérieux... Elle avait dû batailler une bonne partie de la matinée pour aménager une fosse au pied d'un vieux pommier dont les racines semblaient s'étaler sur des kilomètres. Sa pelle n'ayant pas suffi, elle dû étendre son arsenal à la scie, la hache, la cisaille et la tronçonneuse... Si ces maudites excroissances souterraines n'avaient pas finalement déclaré forfait, Dwain aurait sérieusement envisagé l'utilisation de la dynamite... (Ce qui aurait du même coup aidé à creuser la tombe).

C'est la femme du défunt qui avait lourdement insisté pour qu'il soit enterré à cet endroit précis. À ce qu'il paraissait, ce dernier aurait organisé leur premier rendez-vous sous cette arbre centenaire. Quand elle a entendu ça, Dwain ne put s'empêcher de se questionner sur le 'potentiel de romantisme' d'un rencart organisé dans un cimetière... Et quand elle apprit par la suite qu'à l'époque, ils avaient échangé leur premier baiser sous le dense feuillage de ce pommier, la fossoyeuse consentit sans plus attendre à disposer la tombe du gus à cet endroit précis... Non pas qu'elle soit particulièrement sensible à la mièvrerie accablante exhalée par cette histoire, c'était plutôt qu'elle voulait faire un geste pour cette pauvre veuve. En effet, une femme assez stupide pour se laisser séduire par un gars qui trouve que le romantisme est représenté par un arbre perdu au milieu d'une demi-douzaine de pierre tombale, Oui, une femme dans ce genre-là méritait d'être aidé...!

Bref, tout était à présent prêt pour accueillir la cérémonie de demain. Enfin presque... Il lui ne restait plus qu'à réceptionner la pierre tombale à la marbrerie qui, idée saugrenue, avait décidé de s'installer à quinze bornes du cimetière... D'habitude, les immenses plaques étaient livrées sur place mais le gérant de ladite marbrerie avait eu une commande de la part d'un riche domini qui voulait embellir sa cinquième salle à manger en se faisant construire une table de granite sur mesure. Comme tout le monde le sait, c'est avant tout le pognon qui parle à Dégénérescence... Du coup, Dwain allait devoir se farcir la route avec le colis...

M'enfin, ça ne hurgeait pas non plus. Rien ne l'empéchait de s'allumer une petite clope ! C'est donc ce qu'elle fit en s'asseyant au bord de la tombe fraichement creusée...

Andriyin marchait donc entre les tombes, un peu pensif, à se rapeller les bons moments qu'il avait eu avec son grand père, plus qu'avec sa grand-mère d'ailleurs qui, elle, malheureusement, était toujours vivante. Lorsqu'Andriyin releva la tête, il se retrouvait avec soulagement sur le chemin qu'il connaissait. Pour un peu, dans ses rêves, il aurait loupé un tournant et se serait perdu dans le cimetière. Et le délégué n'était pas le genre à aimer les films d'horreurs qui se visionnaient dans le dortoir en cachette sur les ordinateurs, sous les couettes.

Donc se perdre, même en plein jour, dans un cimetière ne lui aurait pas plus tant que ça. Ce n'était pourtant pas franchement les morts qu'il craignaient mais plutôt les coins de tombes en marbre qui avaient la fâcheuse habitude de se poster devant ses pieds.

Soudain, un bruit lui fit lever la tête. Tiens, une fille qui semblait tomber à genoux près d'une tombe. Enfin, "près" il y avait quelques mètres jusqu'à la plus proche pierre tombale mais bon... Une fille, c'était une fille. L'émotion devait lui avoir coupé les jambes, un point c'est tout. Andriyin aurait bien continué sa route, mais bon, son devoir de délégué le lui empêcha. Certes, aller réconforter madame Machin n'entrait absolument pas dans ses fonctions mais on ne se refait pas.

Il se dirigea donc vers la fille plus ou moins convaincu, lorsqu'il sentit soudain l'odeur de la cigarette avant même de voir qu'elle en avait une. Du coup, l'ordre des priorité dans le cerveau du délégué Andriyin Rickleoff changea. Mission n°1, si vous l'acceptez, aller taxer une clope ! Ensuite mission un milliard quatre vingt cinq mille six cent vingt deux, aller réconforter la dame. Et puis, plus il s'approchait plus la fille avait l'air bizarre, à fumer seule au bord d'un trou de tombe et à pas du tout pleurer.

"Euh... Salut ?"

Furent les seules mots qui sortirent de l'esprit en manque de nicotine du jeune homme. Il se trouvait donc là, debout près d'elle, en train de sourire bêtement, la main droite passée nerveusement derrière le cou à attendre une réponse et se demander comment il pourrait lui prendre une cigarette poliment.

En laissant vagabonder son regard parmi les épaisses volutes de fumée qui s'envolaient vers le ciel, la jeune femme constata que le temps n'était plus tellement au beau fixe... Cela ne troubla pas le moins du monde l'apparente indifférence qui lui était coutumière, néanmoins ce brusque changement dans la couleur du ciel n'était pas rassurant. Son projet concernant la récupération de cette fichue pierre tombale risquait fort de tomber à l'eau, au propre comme au figuré... Dwain, se croyant seule sur l'instant, lança faiblement un juron dans la langue de Shakespeare. Elle avait tellement perdu l'habitude d'accentuer ses sauts d'humeur qu'elle n'était plus en mesure de faire de la peine à quiconque s'en voyait être la cible. Ses injures n'auraient pas eu, sur un badaud lambda, plus d'impact que le mot "mozzarella"...

Enfin, peu nous importe la tonalité peu expressive de la voix de Dwain, revenons plutôt aux nuages qui s'amassaient plus ou moins rapidement au-dessus de la ville-oasis... Bah, le centre météorologique devait avoir une bonne raison de se préparer à créer un orage, ou... peut-être que ses membres jouaient le temps de la semaine à la marelle, ou... peut-être encore avaient-ils fait un pot pour le départ à la retraite d'un de leur collègue, en ayant la main lourde sur le dosage des cocktails...

Ce ne sont que quelques exemples de ce que pouvait s'imaginer la fossoyeuse à cet instant précis. C'était un moyen bien à elle de se réconforter et de se dire que ce ciel gris n'allait pas durer (...il fallait juste que le personnel du centre météorologique dessoûle et le tour était joué !). Toutes ces tactiques étaient néanmoins inutiles et Dwain savait bien qu'elle allait revenir trempée jusqu'aux os, tout cela pour ramener une vulgaire plaque gravée : "Roger Tripoux : Mari aimant, père affectueux"... Comme épitaphe, on avait quand même déjà vu plus recherché ! En plus de cela il était déjà seize heures et des brouettes, et ça faisait déjà plus de deux heures que notre papillon de nuit aurait logiquement dû se vautrer dans son plumard pour ne s'en relever qu'à la tombée du soir...

Comme la marbrerie n'était pas la porte à côté et que de surcroit le temps donnait dans le menaçant, elle décida d'activer le mouvement. Elle tira une fois ou deux sur sa cigarette tout en cherchant du regard la bâche qu'elle avait emmenée tantôt pour pouvoir recouvrir sa tombe fraichement creusée. C'était un minimum si elle ne voulait pas que le trou ne se transforme en piscine pour maccabées. C'est alors qu'un jeune homme la salua. Peu habituée à ce que le commun des mortels ne lui adresse la parole, Dwain resta silencieuse quelques secondes. Puis, de manière nonchalante mais sans être grossière, elle lui renvoya :

"Salut..."

Comme le jeune technologue (et oui, le bracelet...) restait là après qu'elle lui ait elle aussi concédé le bonjour, elle en déduisit qu'il ne l'avait pas salué par pure politesse. Visiblement il attendait quelque chose d'elle, Dwain resta donc à le regarder fixement dans les yeux jusqu'à ce qu'il se décide à lui en dire plus.

Andriyin recula un peu la tête en voyant ce regard qui le fixait. Un regard gris comme les tombes qui les entouraient. Un regard qu'il trouvait, peut-être inspiré par l'ambiance du lieu, un peu morbide. En plus, les nuages noirs qui s'amoncellaient à l'instant ne faisaient rien de plus que de diminuer une luminosité qui n'en demandait pas tant. Andriyin pensa de nouveau à tous les films d'horreur et de gangster sous les couettes.

Andriyin jeta un coup d'oeil dans le trou noir et béant puis de nouveau sur la fille. Tout de noir vêtue, rangers, large d'épaule, le regard vide... Et la clope au bec. Andriyin déglutît. Il se repassa une nouvelle fois la main dans le cou avant d'émettre un petit rire gêné un peu bête. Finalement, il était très doué pour se perdre et ne pas savoir aborder les sujets. Il fallait dire que son esprit hésitait entre deux questions primordiales. La première était la clope, la seconde...

"Vous allez enterrer un témoin gênant, là ? Vous faites partie de quel gang ?"

Sans nulle doute, il était presque certain d'avoir vu une fille comme ça au cours d'une rixe une fois qu'il s'était perdu dans les quartiers extérieurs.

Il ne fallait pas spécialement de don de voyance pour comprendre que la présence de Dwain mettait son interlocuteur mal à l'aise ! Pourtant, ce type à la chevelure oscillant entre le blond et le blanc n'avait pas de raison plausible de se mettre dans cet état. Déjà il était plutôt grand, et c'était encore plus flagrant à côté d'elle... Leurs vingt centimètres d'écart créait un schisme plutôt cocasse et Dwain se sentait, comme à son habitude, en position de faiblesse face à cet imposante personne. Avant qu'elle ne puisse s'épandre davantage dans les comparatifs qu'elle opérait mentalement entre sa petite personne et ce visiteur plutôt stressé, celui-ci joua la carte de l'humour. Peut-être pour détendre l'atmosphère, qui sait...!?

Quel charmant sarcasme => La question de son antithèse faite homme la fit sourire (intérieurement). Il est vrai que son allure peu avenante lui avait souvent value un paquet de surnoms en rapport avec la mafia ou les gangs. Du temps où elle étudiait encore à l'école des technologues, sa manie de passer tout son temps libre dans les cimetières n'avait rien fait pour arranger les fictions morbides qu'on avait l'habitude d'inventer pour la décrire... Se prenant au jeu des idées reçues, elle prit sur elle de répondre par un de ses persiflages caractéristiques, plutôt gentillet pour une fois. Sa voix sans ton retentit en ces termes :

"Peut-être... Cependant vous m'accorderez que dans cette optique, d'aucuns se trouvant spectateurs de cette inhumation deviendraient à leur tour gênants..."

Le type allait-il prendre cette remarque au second degré...? Si elle avait eu la présence d'esprit de parachever sa phrase par un sourire narquois, un "je plaisante" ou une tape sur l'épaule de ce dernier, il ne fait aucun doute qu'il aurait compris que cette remarque avait été formulée sans but précis, si ce n'était dans une optique humoristique... Par contre, face au regard involontairement glacial et oppressant que Dwain lui lançait toujours, il n'était pas dit qu'il ne prenne pas cela au pied de la lettre.

A la réponse, Andriyin se sentit mal à l'aise, et son regard n'arrangeait pas les choses, il fallait bien le dire. Le délégué commença à rire bêtement et nerveusement en se passant la main derrière le cou, son tic habituel qu'il faisait sans arrêt dès qu'une situation le mettait mal à l'aise. Et mal à l'aise, il l'était ! Il décida de l'enrayer par le remède souverain numéro un : la nicotine. Le jeune homme plongea donc la main dans sa poche pour en sortir une cigarette et ouvrit le paquet du pouce pour le voir de nouveau vide.

C'était vrai... Il avait encore oublié qu'il n'en avait plus. Son sourire s'était arrêté et il regardait d'un air déçu la boite vide. Il se souvint de son objectif en étant venu ici. Lui emprunter une cigarette. Il vit de nouveau le regard froid et impersonnel de la fille. Oubliant toute peur et toute gêne, trop oppressé par la clope, Andriyin repondit au culot :

"Ah ? Un témoin gênant ? D'accord... Dans ce cas, j'ai au moins droit à la dernière cigarette du condamné alors..."

Puis il un grand sourire sur les lèvres, il tendit la main vers celle qui possédait ce doux péché. Il avait l'esprit un peu vide dû à la manque... Bien que sans manque, il avait souvent l'esprit non pas vide, mais le niveau des pensées qui y circulait revenait à avoir l'esprit vide. Puis un zeste de politesse revint dans son esprit et il ajouta :

"Et si jamais vous me laissez la vie sauve, je vous la rendrait et vous invite à boire un verre."

Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber sur le cimetière, il n'avait pourtant pas besoin d'une averse pour paraître déprimant à souhait. En conséquence, Dwain couvrit rapidement la tombe qu'elle venait de se défoncer à creuser, ceci grâce à la bâche qu'elle avait amenée dans ce but. Pendant ce temps, l'adolescent décoloré tentait une nouvelle fois de décompresser en plaçant sa main le long de sa nuque ; C'était visiblement un tic dû à la nervosité, ou plus simplement une mauvaise habitude n'ayant jamais été corrigée par son éducation. Après tout, les citoyens de cette ville tentaculaire devenaient à terme des automates approximativement identiques, un signe distinctif comme celui de ce garçon ne pouvait qu'être bénéfique pour le distinguer dans la masse.
Le type, après un petit rire nerveux, en vint à révéler l'objectif l'ayant poussé à aborder la fossoyeuse... Dwain, ne ratant jamais une occasion de badiner, sauta sur l'occasion.

"Une cigarette, voici donc la raison de votre venue ! Moi qui pensait que c'était pour mes beaux yeux, je suis atrocement déçue..."

...S'indigna t-elle sans même hausser le ton pour souligner ses dires. Elle savait pertinemment que son regard flirtait avec les limites de l'insoutenable et avait donc décidé de plaisanter sur ce sujet, et ce toujours sans en avoir l'air... Petit aparté en ce qui concerne les yeux de Dwain. Ce n'est pas réellement qu'ils nuisent à l'esthétisme de son visage, ça donne certes un look assez spécial mais Dégénérescence n'est pas à proprement parler un exemple de sobriété physionomique. Ce n'est pas non plus leur couleur atypique qui a le don de mettre mal à l'aise, le problème vient surtout de l'attitude figée que la jeune femme adopte à chaque fois qu'elle s'adresse à quelqu'un. C'est à peine si elle s'accorde un moment de répit pour battre des paupières et on jurerait presque qu'elle est capable de gagner un concours d'immobilisme face à un galet ! Bref, fin de la parenthèse.

Dwain plongea sa main dans la poche avant droite de son pantalon pour en ressortir une de ces fameuses (hideuses?) cigarettes de tabac brun. L'absence de philtre et la longueur de la clope témoignaient de l'avenir que la fossoyeuse se réservait, à savoir un cancer du larynx vers trente-cinq ans... Elle tendit au garçon l'object de son désir ainsi qu'un briquet pour le cas où celui-ci n'en aurait pas. De sa voix insipide, elle se permit une mise en garde :

"Prudence l'ami ! Je les achète au marché noir, allez savoir ce qu'il y a dedans !?"

C'était totalement faux. Elle n'avait dit cela que pour mieux aiguiser les craintes de son interlocuteur qui, déjà, n'était pas bien franc... Gamine comme pas deux, elle s'évertuait à torturer mentalement tous les badauds qui avaient le malheur de lui concéder trois syllabes. C'est à se demander comment elle pouvait encore s'étonner de ne plus avoir personne à qui parler !
Mais, la stupéfaction cloua Dwain sur place lorsque son allocutaire l'invita trivialement à prendre un verre si elle consentait à l'épargner. Là, elle eut un peu plus de mal à lui lancer sans délai une plaisanterie bien sentie. Et pour cause : personne ne l'invitait jamais nulle-part. Même si elle n'était pas trop laide, ses réponses laconiques et sans saveur dégoûtaient à chaque fois les quelques courageux qui passait par-dessus son apparence de solitaire inabordable... Après deux ou trois secondes de réflexion qui lui parurent durer une éternité, la jeune fille en noir déclara ceci, la voix légèrement plus tremblante qu'à l'accoutumée :

"M'inviter à prendre un verre ? Vous prenez les cimetières pour des clubs de rencontre ma parole...! Je me demande si je n'aurais pas meilleur compte de vous tuer sur l'instant..."

Puis en pesant le pour et le contre, elle se dit qu'elle n'avait finalement pas grand-chose à perdre et qu'en plus, il y avait un genre de troquet miteux près de l'entrepôt où elle avait à récupérer la pierre tombale de feu Monsieur Tripoux... Elle haussa les épaules et objecta juste une chose :

"C'est moi qui choisis le bistrot, et ce n'est en aucun cas négociable !"

Sur ces bonnes paroles, elle plongea une fois encore ses yeux sans vie dans ceux d'Andriyin. Il lui était toutefois plus difficile de soutenir son regard, allez savoir pourquoi !?

Andriyin sentit un TNI -Truc Non Identifié- lui tomber sur le crâne. Il regarda vers le ciel tout en portant sa main à ses cheveux. Le temps qu'il remarque que ceux ci étaient mouillés et que de désagréables nuages s'amoncellaient, la fille avait déjà terminé de couvrir le trou d'une bâche. Il songea un instant qu'il croyait qu'elle aurait balancé le cadavre dedans avant de recouvrir de terre mais vu qu'il était là... C'était vrai qu'il en aurait été un témoin gênant.

Il demanda donc sa clope et fut surpris par sa réponse. Venir pour ses yeux ? Il n'avait même pas pensé à les regarder. Ce n'était pas vraiment le genre de détail qu'il remarquait au premier coup d'oeil. Il avait surtout remarqué qu'elle était vêtu comme un sac à patate et que se prendre un de ses coup de pieds devaient terriblement faire mal au tibia. Mais ses yeux, point. Ce fut donc suite à cette remarque qu'il essaya de les voir.

Ainsi au moment où elle lui tendait une cigarette et un briquet qu'il prit machinalement, il en profita pour lui scruter les pupilles. Il en fut déçu. Il étaient gris, donnant une impression de plat : aucune profondeur, aucune dégradé de couleur. C'était des yeux à déprimer. Mais Andriyin fut surtout surpris par ses propos.

"Ils viennent... Du... Du marché noir ? Mais... Mais c'est interdit ! Non, désolé, je peux pas accepter."

Termina t-il en lui retendant les cigarettes à contre coeur et en se promettant d'aller voir le bureau de dénonciation de la police. Pourtant Andriyin fut déçu. On en parlait tellement de ce tabac non synthétique, cultivé sous des lumières artificielles en sous sol.

Pourtant la fille enchaîna sur le bistrot, d'un air surpris qui lui fit oublier qu'il tenait la cigarette à bout de bras. Ce qui le dérangea, ce fut surtout le regard gris qu'elle lui donna. Un regard qui le fit rougir sans qu'il ne comprenne pourquoi avant de détourner les yeux. Intimidé, il murmurra :

"A vous de voir... Je vous suis... Mais je suis seulement de niveau I, alors, je peux pas aller partout..."

Au moment même où Dwain avait daigné tendre un de ses affreux bâtons de nicotine à l'étrange inconnu, celui-ci en avait profité pour lui reluquer les mirettes. Sans doute avait-il fait cela pour répondre à la provocation qu'elle s'était permise de lancer à son propos pour le qualifier d'opportuniste accompli.

Mais, lorsque dans un élan d'espièglerie la fossoyeuse lui mentit au sujet de la provenance de ladite cigarette, le jeune homme sembla totalement paniqué par cette nouvelle. Ses dires le trahirent, et on pouvait deviner à leur écoute qu'il n'était pas le genre de citoyen à descendre dans les bas-fonds de la ville pour se procurer le kit du parfait petit junky. Décrétant intérieurement qu'il était dommage qu'un si jeune quidam présente déjà les signes d'une soumission totale au régime, Dwain lui fit découvrir le gout exquis de l'interdit... Elle alluma rapidement la clope que le garçon lui avait redonné. Une fois que ce fut fait, elle la cala entre les lèvres de ce dernier d'un geste précis et assuré. Ensuite, elle le nargua encore une fois de son ton terriblement morne et glacial :

"Bah, je ne crois pas que l'achat au black d'un paquet de galeuses puisse perturber grandement l'économie de notre ville !"

Suite à cette preuve flagrante de sa puérilité (parmi tant d'autres...), Dwain vérifia l'étanchéité de la bâche afin d'éviter que la pluie ne s'infiltre par d'hypothétiques interstices et ne réduise tous ses efforts à néant. La tombe était certes sous un arbre à la parure d'une densité assez raisonnable, mais il valait mieux prendre deux précautions plutôt qu'une seule. L'averse se faisait en effet plus violente et il n'était pas impossible qu'elle transperce l'épais feuillage du pommier...
Sappuyant contre celui-ci pour attendre la fin du déluge, elle reprit presque instantanément la parole en apprenant le niveau de son interlocuteur :

"Seulement de niveau I ? Ne soyez pas trop impatient ! Un moraliste respectueux des lois dans votre genre pourra sans problème prendre la place de la grande Maréchale, un de ces jours..."

Ce n'était qu'une critique camouflée concernant la rigidité dont faisait preuve l'adolescent au sujet des règles de Dégénérescence, la jeune croque-mort en rajouta même une couche sur un ton plus léger que précédemment. Sa voix, toujours aussi chaleureuse qu'un esquimau à la vanille, résonna en ces termes :

"Quand vous aurez atteint les plus hautes sphères de la société, j'ose espérer que vous n'oublierez pas de pistonner vos relations de jadis ! Les nanas à qui vous taxiez des clopes dans les cimetières, par exemple...
...Je ne parle de personne en particulier, bien entendu !"

Lorsqu'il sentit le papier sur ses lèvres, Andriyin était tellement surpris qu'il lui fallu quelques secondes pour se rendre compte de ce qu'elle avait fait. Puis une fois qu'il eut compris qu'elle lui faisait goûter à l'interdit -textuellement parlant- il paniqua. Il la prit entre deux doigts et voulu la lui rendre mais elle s'était déjà retournée et accroupie. Andriyin se sentit de plus en plus mal à l'aise, il regarda autour de lui, près à voir surgir des agents de police ou de la fdc -son esprit paniqué lui empêchait de se souvenir dans quelle salle d'interrogatoire il allait se retrouver dans les cinq minutes qui suivaient sans aucun doute !

Il pensa que ce n'était pas vraiment bon de garder cette cigarette à la main et il la posa prestement sur une tombe pas loin, à l'abri de la pluie, en faisant un pas de côté pour l'atteindre. C'était un espoir ridicule : il devait certainement y avoir une caméra, volante plus probablement, dans les parages qui devait avoir filmé cela. Il était cuit certainement mais mieux ne valait pas aggraver son cas. Par contre, celui de la fille s'aggravait. Non seulement elle enfreignait la loi mais elle incitait les autres à l'enfreindre aussi. Il irait entrer dans le premier bureau de dénonciation venu dès qu'il l'aurait quitté et dès que la pluie aurait fini de tomber.

Puis elle reprit la parole mentionnant la grande maréchale. Il ne sut pourquoi, cette mention le mit encore plus mal à l'aise. Il se posa le dos contre le tronc et se laissa glisser pour se retrouver accroupi, les mains croisées sur son ventre et se tenant les épaules, le menton enfoui dans ses bras. Puis il parla :

"Prendre la place de la maréchale ? En toute franchise, j'aimerai bien mais... Mais franchement, malgré tout... J'crois pas... Qu'un jour j'y réussirai, elle est bien trop douée ! Z'avez vu le talent qu'elle a ?!! Je pourrai jamais quitter le DRI... Ouais enfin, si j'y rentre... Vu comment ch'uis parti..."

Le franchissement de la ligne interdite devait l'avoir bien secoué car, même s'il nourrissait ces pensées depuis quelques temps déjà, il n'en avait jamais parlé à personne jusqu'à présent. Pourquoi à elle plus qu'à un autre ? Il n'en avait aucune idée mais il était souvent plus facile de parler à un inconnu qu'à quelqu'un de connu. Même si c'était tout autant dangeureux, il pouvait tomber sur un indic ou plutôt là, comme elle l'avait dit, la lie de la société, était-elle virii ? Il se posa un instant la question avant de retourner à ses pensées pessimistes. La pluie et le manque de nicotine n'arrangeant en rien son état pseudo-dépressif.

Il y a des situations qui marquent certaines personnes alors qu'elles peuvent paraître terriblement anodine au reste du monde ! C'est ce que Dwain venait de découvrir, rien qu'en glissant le philtre d'une banale cigarette entre les lèvres d'un type semblant en bonne santé physique autant que mentale. Et pourtant, le malheureux était à présent complètement livide... Sans exagérer outre mesure, si son visage avait pu blanchir davantage la fossoyeuse aurait été capable de voir à travers.
Elle fut d'ailleurs profondément troublée à la vue de la mine déconfite du jeune homme, même si elle avait une grande part de responsabilité dans l'état actuel de celui-ci. Il est vrai qu'elle avait agi ainsi dans l'espoir de voir le pauvre gars courir dans tous les sens en agitant les bras pour ensuite tomber à genou en implorant l'inexistante clémence de la FDC ou l'inaccessible mansuétude du Maire.
Mais là : Rien ! Il restait juste prostré, le menton bien enfoui dans le creux de ses bras... Il semblait prêt à s'allonger dans la tombe que Dwain venait de creuser avant de la supplier pour qu'elle l'enterre vivant. La jeune fille commençait sérieusement à se questionner : venait-elle de le transformer en dépressif, voire même en suicidaire !?
Pour elle qui n'était pas née sur place, enfreindre une règle aussi stupide et volontairement directive que "Tu ne consommeras point ce qui n'apporte guère de rétribution à l'État !!!" n'était pas véritablement un problème, et elle n'en aurait aucunement fait un cas de conscience. Mais ce garçon était possiblement d'origine dégênerescienne, manquer à son devoir était de ce fait beaucoup plus éprouvant pour lui sur le plan moral.

Lorsqu'il se dévalorisa verbalement par rapport à la dame de fer de la ville (dame de fer au sens propre, évidemment...), Dwain décida de lui remonter le moral autant que faire ce peut. Déjà parce que d'un point-de-vue strictement éthique, même un rat pestiféré aurait pu tenir la comparaison avec la mal-nommée Zenkovna [sans vouloir la froisser si elle lit ces quelques lignes]. Mais aussi, Dwain n'avait pas oublié pas qu'elle allait devoir trinquer avec lui. Il fallait donc qu'elle fasse un minimum d'efforts pour avoir à sa table un convive un peu plus réactif et loquace que ses comparses habituels, à savoir les macchabées.

Levant l'index vers le ciel, elle ouvrit la bouche avec conviction pour le complimenter. Peut-être réussirait-elle à lui redonner le sourire ou à défaut, la volonté d'aller se jeter un petit verre de brule-gueule derrière le noeud papillon... Cependant, elle ne put pas émettre le moindre son ! Comment diable Dwain aurait-elle pu se complaire en louange face à un type dont elle ne savait absolument rien...? D'autant plus qu'avec son timbre de voix cafardeux, n'importe quel boniment pouvait prendre des airs d'injure, et vice-versa... De par le fait, elle prononça la phrase magique, celle qui avait le pouvoir de mettre tout le monde d'accord :

"Bon... On va le prendre ce verre ?"

Sur ces bonnes paroles, elle se dressa strictement sur ses jambes en prenant appui sur le tronc d'arbre à l'aide de ses avant-bras, avant de tendre une main décidée vers son acolyte de fortune afin de lui apporter un prévenant secours ainsi que pour l'encourager à se relever...

Andriyin bougea un peu, ses mains allèrent entourer ses jambes jointes et il posa son menton sur ses genoux. Il regardait la pluie tomber d'un oeil distrait. Il fallait dire que la scène bien que surréaliste ne lui donnait pour l'instant pas envie de la contempler attentivement. De plus, il n'avait jamais été d'âme poète. Les chiffres et les codes binaires le faisait exhulter mais il n'entendait rien à la beauté des mots autres qu'informatiques ou codés. On ne pouvait pas tout faire non plus dans la vie et particulièrement ici, où l'on apprenait assez vite à rester à sa place tout en firltant avec les limites du moralement autorisé.

Andryin se laissait aller à ses pensées et à sa vie. Qu'avait-il fait de bien jusqu'à présent ? Pas grand chose... Dénoncer des ennemis du Maire - bien que nul n'en ai jamais rien su : sa piété aveugle faisait justement penser aux hérétiques qu'il était aveugle et certains laissaient des preuves flagrantes juste sous son nez, ou presque. Il devait paraître trop inoffensif. Qu'avait-il fait d'autre de bien ? Suivre la Loi et les enseignements du Maire. Mais après ? Aimer sa soeur et sa famille était une autre chose qui lui venait à l'esprit mais il n'était pas sur qu'elle eut suffisament d'importance.

Il poussa un soupir, il sentit une certaine chaleur sur ses genoux. Son regard se focalisa un instant sur les ombres grises des tombes qui se détachaient mal sous la pluie décolorée qui tombait d'un ciel morne. Morne aussi bien que l'endroit où il se trouvait. De temps à autre, une minuscule tâche de couleur sale se montrait entre les marbres : un bouquet de fleur qui se fanaît aussi sûrement que la vie s'écoulait et que le mort auquel elles rendaient hommage tomberait en poussière.

En tombant sur un gravier, par endroit mousseux, les larmes du ciel faisait résonner un son plaintif et continu. Gémissement plaintif du ciel en mémoire aux reliques qui reposaient en ces lieux ? A moins que ce ne fut les morts eux-mêmes qui annonçaient par un cri d'outre tombe qu'ils se réveilleraient sans tarder. Un gémissement continu qui montaient depuis des siècles pour enfin s'échapper avec douleur et remords dans le monde des vivants. L'arbre mouillé qui surplombait la scène faisait sentir une odeur d'humus étrangement forestière dans ce champ de vieilles pierres. Il enivrait les sens, ainsi que le grondement incessant de la pluie.

Tout ce décor silencieux, grisâtre et féérique contribuait à faire oublier le temps et ses propres sens. Tout semblait emmailloté dans un lange froid et irréel. Il n'existait plus de chaleur ou de fraîcheur, ni de passé ou de futur. Le monde se trouvait condensé en ces lieux, rien n'existait ailleurs. Les tombes bistres étaient la lumière et l'arbre était l'ombre. La consistance de la Vie se faisait plus dense et plus floue, on pouvait flotter librement sans garde ni barrière. Le corps se délitait pour ne laisser plus place qu'à la consistence immatérielle et éternelle de l'esprit.

"Bon... On va le prendre ce verre ?"

Andriyin sursauta en entendant ces mots qui rompaient le calme des lieux. Tout à la contemplation du cimetière, il en avait oublié ses pensées et ses doutes. Il en avait presque oublié qui il était. Il cligna en effet deux ou trois fois des yeux, regardant une fille qui lui tendait la main.

"Un verre ? Pourquoi un verre ?"

Puis soudain, les yeux sombres et sans relief de la fille lui remémorèrent la conversation qu'ils avaient eu quelques minutes plus tôt. Ou quelques temps plus tôt.

"Ah ! Oui. Un verre. Désolé, ça m'était sorti de l'esprit. Je..."

Andriyin attrappa la main, s'appuyant dessus pour se relever d'un coup de reins et continua ses aproles tout en époussetant son pantalon à la mode technologique :

"Merci. En fait, j'avais oublié, l'endroit est quelque peu..."

Andriyin s'arrêta, cherchant ses mots. Il aurait plus vite fait d'expliquer ce qu'il avait ressentit en utilisant de l'hexadécimal ! Il se passa la langue sur la lèvre inférieure, nerveusement, puis la main derrière le cou avant de secouer la tête pour chasser son énervement.

"Bref. On y va ? J'vous suis. Je sais pas trop où vous voulez aller..."

Termina t-il en mettant la main gauche dans sa poche et en faisant un large geste théatral de la main pour l'inviter à initier la marche.

[désolé, je me suis laissé aller sur la description. Je te laisse commencer le sujet si tu veux bien. ^^]

Lorsque Dwain lui proposa d'aller se délester de ses problèmes dans un troquet, son étrange visiteur ne réagit pas de suite. Plongé dans sa torpeur mélancolique, il semblait s'être emprisonné dans une geôle d'indifférence totalement en dehors de l'espace et du temps. Quelques secondes passèrent pendant lesquelles Dwain resta figée, le bras sottement tendu dans la direction du jeune technologue qui avait l'air de complètement ignorer la présence de la fossoyeuse (...ou tout du moins, de s'en désintéresser royalement !). Quand il consentit enfin à attraper cet appui de fortune, Dwain s'en félicita du fait qu'elle commençait à avoir des fourmis dans les doigts. D'un effort non négligeable, elle soutint son vis-à-vis dans son entreprise lorsque ce dernier eut la volonté de se remettre sur ses quilles. C'est que le bestiau, qui battait déjà la petite brune en taille, n'était pas des plus légers...

À nouveau campé sur ses jambes, il s'excusa avant de tenter d'exprimer à l'oral ce que lui évoquait le cimetière. Il commença par prononcer quelques mots : "l'endroit et quelque peu..." puis marqua son hésitation par un temps d'arrêt substantiel... Dwain, toujours curieuse de savoir ce qu'on pouvait penser de son lieu de travail, posa une nouvelle fois ses grands yeux anthracites dans la trajectoire de ceux du garçon ; Cela ne l'aida pas vraiment à continuer sa description puisqu'il évita de répondre par l'utilisation d'un "bref" ponctué par son caractéristique passage de main derrière la nuque. La petite technologue ne releva pas...
Visiblement pour changer de sujet, il promut la croque-mort au rang de 'guide officiel des bistrots', prétextant ne pas savoir où aller (...un vrai saint ce mec !). D'un mouvement ample et pompeux pour signifier qu'il la suivait, il lui confirma cet état de fait. Moins expansive dans la gestuelle, Dwain lui montra la voie à emprunter d'un vague signe de tête. Avant de se mettre en route. Elle apporta un éclaircissement ambigu à la dernière interrogation oratoire de son futur camarade de biture :

"Où je veux aller...? C'est une surprise !"

Une surprise annoncé avec une telle voix avait plus de chance d'être attendue avec appréhension plutôt qu'avec impatience. Enfin bref...

Menant la marche jusqu'à un petit hangar aux murs de pierre dévorés de ronces et de lichen, elle chargea un diable dans le 'coffre' du corbillard afin de pouvoir transporter avec plus d'aisance la lourde pierre tombale qu'il lui fallait ramener. Après quoi elle s'installa face au volant, faisant signe au suiveur de prendre place à côté d'elle. => À la place du mort comme dit le proverbe, qui n'est pourtant pas celle la plus utilisée par les cadavres, tout du moins dans un corbillard.
Dwain mit ensuite le contact et le véhicule noir s'éloigna avec célérité du cimetière.

Suite : La gare et les rails

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